Vous l’avez sans doute remarqué, depuis une dizaine d’années environ, nous assistons à un emploi toujours plus fréquent du terme “gouvernance”. Or,nous ne le savons que trop bien, les mots ne sont jamais innocents,en particulier ceux sortis de la bouche des dirigeants. Remarquons d’ailleurs que ce terme n’est pour ainsi dire jamais employé par ceux “d’en bas”, qui lui préfèrent le désuet et dépassé “"gouvernement”. D’autres en revanche s’en gargarisent jusqu’à plus soif : hauts fonctionnaires nationaux ou européens, éminents membres du FMI de l’OMC de la banque mondiale ou de la BCE. Dès l’origine il convenait comme un gant aux grands patrons, et il séduit toujours plus les politiques, en particulier ceux qui prétendent …gouverner, c’est-à-dire accéder au pouvoir.
En l’espèce, nous n’avons pas à faire uniquement au phénomène bien connu de la féminisation à outrance de la langue française grâce à laquelle nous pouvons écrire sans crainte que l’auteur de ces lignes n’est pas une auteure sans que le correcteur ne surligne ce mot en rouge ! Non, dans le cas de la gouvernance nous avons à faire à une distorsion de la langue plus symptomatique des errements politiques de nos “vieilles'” démocraties.
Alors de quoi s’agit-il ? Vous vous en doutez, ce terme a d’abord été utilisé dans le monde de l’entreprise, de l’entreprise privée est-il besoin de le préciser ? Il se rapprochait alors de la classique “gestion”. Une bonne gouvernance d’entreprise c’était une solide répartition des tâches, l’absence ou l’éradication des “échelons superflus”, un personnel qualifié et volontaire, une gestion saine des comptes, se pencher sur la recherche développement, s’assurer une solide implantation territoriale et bien sûr accroître les profits. C’est au tournant des années 70-80 que le terme se popularisa dans les cénacles entrepreneuriaux au moment de la révolution néolibérale thatchérienne et surtout reaganienne.
Les patrons n’étaient plus simplement des PDG, ils devenaient des gouverneurs (titre au demeurant donné à l’ensemble des dirigeants des banques centrales). C’était reconnaître que leur “champ de compétences” s’était considérablement accru. Il est vrai que leur puissance pouvait égaler voire surpasser celle de nombre de gouvernements. Ernest Antoine Seillière ne disait-il pas que les patrons “n’étaient pas comme les politiques soumis à la pression de la rue” pointant par là la faiblesse inhérente au pouvoir politique d’une part et l’immunité des grands patrons d’autre part. Les grandes entreprises se muèrent en multinationales, implantées sur tous les continents. Ces gigantesques pieuvres, créèrent des flux de toutes sortes entre leurs multiples tentacules. Le commerce international explosa en volume comme en valeur, profitant dès les années 90 de l’ouverture au marché de la moitié de la planète jusqu’alors communiste.Le monde se mit à parler anglais.
Quoi de plus banal dans ce contexte que le terme de gouvernance qui était inusité en France depuis la fin de l’Ancien Régime se réintroduise par le biais de l’anglais “governance” ? Miracle des miracles le vieux français se mariait merveilleusement à la langue du commerce international !
De colloques en cocktails, de cours d’anglais commercial en stages formation pour jeune cadre, de G7 (à l’époque) en conseils des ministres, “gouvernance” s’introduisit sans difficulté dans l’attirail langagier des puissants devenus avant tout des communicants.Une fois la mutation linguistique accomplie, il suffisait de la déverser continuellement sur le pékin de base pour qu’il l’accepte sans y avoir consenti. Pour accélérer le processus, la “gouvernance” montra le bout de son nez dans la refonte des programme d’Histoire-Géographie au printemps 2010. Quel succès ! et quel volontarisme !
Que cache la gouvernance ? Pour les partisans de cette dernière, poser cette question est insensé. En effet, la gouvernance, c’est la pratique tempérée du pouvoir, ce n’est pas pour rien si elle rime avec transparence… Car ne nous y trompons pas, la gouvernance est un mode de gouvernement.
Il ne serait pas venu à l’esprit de Lorenzetti de peindre les effets de la bonne et de la mauvaise gouvernance. De même aucun historien actuel n’a songé à parler de “gouvernance soviétique”. On utilisera les termes de pouvoir voire le traditionnel gouvernement. Aucun institutionnel n’osera évoquer une gouvernance nord-coréenne. Ainsi donc, il y a des pays qui bien qu’ayant un gouvernement, restent dépourvus de gouvernance. Vous pouvez chercher, vous ne trouverez pas de gouvernance iranienne ou cubaine. Voici me semble-t-il la preuve que “gouvernance” doit aussi être compris comme un objet politique : L’art de bien gouverner. D’ailleurs, un gouvernement peut s’égarer, commettre des erreurs, être mal jugé…la gouvernance non. La gouvernance est bonne en soi puisqu’elle n’est utilisée que pour décrire de “bons régimes démocratiques” ou leurs institutions parallèles. Démocratie et gouvernance sont devenus complémentaire ou au moins indissociables.
Donc, ce terme choisi et connoté si positivement, à qui sied-il ? Quels pouvoirs se voit-ils ainsi honorés d’être affublés du qualificatif de gouvernance ? Il y a d’abord la “gouvernance mondiale”. On entend par là a priori l’ONU (même si on préfère souvent la “communauté internationale” pour cette institution). En réalité, il s’agit plutôt des institutions internationales type FMI, OMC, banque mondiale, FED, BCE etc. Autrement dit les instances internationales en charge d’organiser l’économie mondiale. Où l’on voit la gouvernance mondiale entre les mains des financiers.
Mais, en Europe, notre gouvernance préférée, c’est bien sûr celle de l’UE ! Ah la gouvernance européenne, cette façon de faire si merveilleuse qui passe par le consensus entre gauche et droite, cet art d’être sage et pondéré. Ces gens là, si invisibles, si transparents font des miracles de directives. Leur pouvoir est si diffus qu’il enveloppe tout. Car la gouvernance messieurs dames, est girondine dans ses contours. Fédéraliste dans l’âme et niant l’échelon national, la gouvernance européenne encourage l’essor de gouvernances régionales transnationales.
Mais à y regarder de plus près, il est une autre gouvernance qui gagne du terrain, insensiblement. Celle d’Internet. Car voyez-vous ce que l’on ne peut régenter, ce que l’on ne peut gouverner, nous y appliquons notre bienveillante gouvernance. Autrement dit, la gouvernance serait plus souple que le rigide gouvernement.
Qu’il s’agisse de la gouvernance mondiale, européenne ou celle du Net, ces gouvernances ont en commun d’exercer un pouvoir flou et éthéré. On peut difficilement y mettre des visages. Ils ont surtout en commun d’exercer leur pouvoir d’une façon totalement a-démocratique. Alors même que le terme de gouvernance ne peut qualifier que des régimes démocratiques, il ne désigne en réalité que des instances décisionnelles hors de tout contrôle démocratique !
Les gouvernances n’aiment pas les éclats, elles savent être discrètes. La gouvernance perdure également, elle semble comme suspendue, sans prise avec les événements, insensibles aux secousses. D’ailleurs personne ne sait dater la gouvernance. Quand est elle née ? Existe-t-elle vraiment ?
Elle semble en tout cas en âge de procréer puisqu’elle a une petite fille : la Régulation. Ah non ! Vous ne l’aimez pas celle-là ? N’ayez crainte vous apprendrez à l’aimer. Pour l’instant, maman ne lui a donné que le capitalisme mondial à gérer. Elle n’a pas encore gangréné toute la sphère politique, mais ça viendra. Alors tels la larve devenant papillon, dans un grand bond en avant, nous abandonnerons nos gouvernements (forcément rigides) réglementant à tout va pour nous projeter vers la Lumière de la “gouvernance régulatrice”. Bonne chance !
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