Un mouvement protéiforme, décentralisé, largement autonome et au delà des barrières syndicales et générationnelles se diffuse dans toute la France. L’action au début centrée sur les raffineries et les lycées se déplace dans d’autres secteurs. Les centrales syndicales sont contraintes de suivre et s’apprêtent à une nouvelle journée d’actions prévues au cœur des vacances de Toussaint.
Les revendications commencent à s’élargir : Si la contre-réforme des retraites demeure le point nodal , les slogans des manifestants et des grévistes sont bien plus vastes…et les médias commencent à s’en faire l’écho. La contestation sociale devient politique. Le chef de l’Etat en personne est visé, sa démission ou des législatives anticipées sont ouvertement évoquées.
Ce qu’il y a de malheureux pour ce mouvement est qu’il ne parvient pas à désigner le réel coupable. Rappelons nous l’hiver 2009, 3 grandes journées d’actions avaient rassemblé plusieurs millions de personnes “contre la crise”. En désignant aujourd’hui le président, le mouvement de contestation n’attaque pas le symptôme mais le symbole. Notre marionnette en chef et sa politique ne sont qu’une courroie de transmission parmi d’autres de la stratégie du choc chère à N. Klein. Et la contre-réforme des retraites qu’une des mises en pratique concrète de l’huile de foie de morue indigeste et non curative de la logorrhée néolibérale.
C’est bien plus dans une redéfinition du partage du travail à l’échelle mondiale, dans une remise à plat de nos modes de consommation ou dans une nouvelle législation des échanges, qu’une alternative peut-être envisagée . Un changement de tête au sommet de l’exécutif national n’aurait, in fine, que peu de conséquences (si ce n’est un immense orgasme collectif). Une autre tête lui succèdera… qui sera soumise aux mêmes injonctions venues des marchés.
Alors bien sûr le saut opéré par les manifestants (du problème des retraites à la volonté d’en découdre avec NS) n’est pas inintéressant, mais il faut de suite aller plus loin et remettre en question le fonctionnement de l’économie française, européenne et éventuellement mondiale pour disposer d’un corpus politique cohérent à même de contrecarrer les puissances actuellement à l’œuvre.
Voyez la Grèce et son austérité, voyez l’Espagne et sa dépression, voyez l’Irlande épuisée, observez les Etats-Unis chancelants, écarquillez vos yeux devant l’offensive Cameron en Grande-Bretagne et jetez un œil pour finir à la France. Vous voyez, l’Europe et l’Occident s’appauvrissent, les droits sociaux régressent, les services publics sont essorés, les allocations largement restreintes. La cure d’austérité sans précédent qui affecte l’Europe n’est que la conséquence de la dérégulation économique totale qui rend le moins disant social et fiscal maître du jeu global. Après en avoir été les initiateurs, il y a fort à parier que les “Occidentaux” soient les grands perdants de la mondialisation. Notre apogée prend fin et nous nous battons pour le monde d’hier en défendant nos retraites.
Entendons-nous bien, ce que je veux dire par là c’est qu’effectivement les conditions économiques globales actuelles ne permettent plus l’entretien d’une sécurité sociale (au sens large) de qualité. Evidemment, ce n’est pas une raison pour accepter cette régression sociale, mais au mieux, cela aboutira à une remise en cause encore plus brutale dans quelques années et ce quel que soit le président. En d’autres termes, notre appauvrissement relatif (ou absolu) nous oblige à redéfinir un projet économique. Les cadres qui structuraient la société post deuxième guerre mondiale se sont tous effondrés. Il n’y a plus de mythe fédérateur qui soit porteur d’avenir. Nous défendons nos retraites, mais nous n’anticipons pas. Nous voilà confinés dans le rôle de conservateurs du patrimoine social. Ils auront beau jeu de nous mettre ensuite au musée.
Car il faut bien dire qu’hormis le plus de croissance (et son double inversé, la décroissance), il n’existe pas de projet économique. Comment penser une économie au service de ceux qui la font et non au service de ceux qui en dispose ? L’économie peut-elle servir l’intérêt général et comment ? Comment le politique peut-il faire rimer développement économique et social ? Comment se fait-il que ces questions ne soient pas posées au delà de cercles militants restreints alors que tout concourt J’y reviens une fois de plus, mais pour qu’il y ait projet économique, il faut une volonté politique.
C’est pourquoi le mouvement de contestation ne doit pas être porté uniquement par les centrales syndicales. Mais qu’attendent les chanteurs pour organiser des concerts dont les fonds récoltés seraient redistribués aux grévistes? Mais qu’attend la gauche pour tenir des meetings unitaires dans des stades bondés? Mais qu’attendent les réalisateurs et les poètes pour élargir le champs des possibles, pourquoi les philosophes nous offrent-ils si peu de grilles d’analyse conceptuelle ? En vérité, ils ont peur d’entrer dans la bataille, peur car non instigateurs. Vous en avez entendu un seul s’exprimer ? Rien, personne hormis ce qu’il est convenu d’appeler l’opposition parlementaire. Et face à ce néant, les éditos se poursuivent et s’enchaînent dans le “cercle de raison” qui stipule que rien ne doit mettre en péril la bonne gouvernance. Les éditos puants du Monde, les bassesses du Figaro, le poujadisme latent d’Europe Un ou de RMC info distillent à longueur de journée leur saloperie estampillée MEDEF UMP. Et le premier d’entre les Français qui nous refait le coup du “on n’a pas le droit de prendre en otage des gens qui n’y sont pour rien”…à croire qu’il veut qu’on le prenne lui en otage… et pour de vrai.
Quelque chose d’indicible flotte dans l’air, mais personne n’ose véritablement s’en emparer.
Il faut déjà sauter sur l’occasion pour rappeler que ce ne sont pas les fonctionnaires ou les arabes qui appauvrissent le pays mais les banquiers et autres traders. Que les grandes fortunes n’effectuent pas leur devoir de solidarité en obtenant des privilèges fiscaux. Qu’il nous faut une nouvelle nuit du 4 août. Mettre les choses au clair, rappeler que ce qui se joue n’est rien d’autre qu’un nouvel épisode de la lutte des classes. Réforme validée ou non, demain la précarité de l’emploi, le chômage l’endettement des ménages et des Etats continueront de s’accroître.Demain les usines délocaliseront encore, demain les mal logés seront plus nombreux, demain les restos du cœur serviront toujours plus de repas, demain des sans-domiciles mourront de froid. Demain, les impôts augmenteront, comme les cotisations ou le prix des PV. Demain toujours, demain encore, l’ISF sera abrogé, demain des professeurs stagiaires démissionneront, demain des emplois publics seront supprimés, demain les hôpitaux fusionneront, demain la Poste fermera des agences, demain l’amiante continuera à tuer, demain les sans papiers laveront vos couverts dans les restos où passeront l’aspirateur dans votre hôtel.
Nous en sommes au stade infantile de la contestation. Il faut débloquer les cerveaux tout en bloquant les raffineries. Il va nous falloir grandir vite et viser juste. Défilons plutôt dans le XVI° arrondissement et à St Jean Cap Ferrat. Bloquons les transporteurs de fonds plutôt que les dépôts alimentaires. Arborons un insigne pour nous rencontrer et nous compter. Marquons notre désaccord au quotidien, en tous lieux. C’est fondamental.